Tohei Koichi – 1977

(premier entretien après son départ de l’Aikikai)

En 1977, trois ans après s’être séparé du groupement Aikikai, Tohei Koichi sensei accordait un entretien au magazine américain Black Belt, le premier depuis sa prise d’indépendance. Je vous en propose aujourd’hui une traduction.


Depuis la rupture avec l’école de Ueshiba au Japon, Tohei sensei a pratiquement toujours été en tournée à travers le monde pour propager son évangile. La religion de Tohei? Le Ki. Et la « International Ki society » est la nouvelle église ecclésiastique pour propager sa parole à travers le monde.
A l’invitation de l’Aspen Academy of Martial Arts, Tohei s’est rendu à Rocky Mountain pour diriger un stage sur le développement du ki. Ce fut un bonus de trois heures intensives pour les élèves en aikido qui étudie sous la direction de Kobayashi sensei, un des principaux représentants de Tohei aux USA et celui par qui cette invitation spéciale fut rendu possible. Ce fut l’occasion de poursuivre la politique de l’académie visant à faire connaitre à ses élèves des grands maîtres des techniques et pensées orientales comme avec Joo Bang Lee avec l’art coréen du Hwarangdo et avec les philosophes indiens Muktananda et Ram Dass.


Seulement Tohei venait avec une mission spéciale en tête. Sa rupture avec l’école Ueshiba représente la plus grande scission dans les écoles japonaises depuis que le grand maître Kano a quitté le Jujutsu pour constituer l’école Kodokan de judo. La visite de Tohei visait à reproduire ce qu’il avait accompli 20 ans auparavant – établir une école d’aikido basée sur les principes du ki.
Plus que tout autre personne, Tohei a posé le nom de l’aikido dans le monde des arts martiaux. Et ce fut une décision douloureuse pour lui de rompre avec la fédération Aikikai (A.F) au Japon. Pour lui, l’aikido est un art en perpétuelle expansion. A l’intérieur de l’A.F, il se trouvait dans une situation dans laquelle l’aikido se figeait, engagé à conserver les symboles vides du passé. Et en aikido, une des plus récentes disciplines martiales, il semblait excessivement formel et ritualiste de rejeter l’innovation sur le simple fait qu’on n’y avait pas pensé plus tôt.


Tohei sensei fut un innovateur depuis l’époque où il devint instructeur principal sous la supervision du révéré fondateur de l’aikido, O sensei Ueshiba Morihei. En 1951, lorsque Tohei commença à enseigner , nul au Japon ne connaissait l’aikido. » A l’époque », dit-il, « chacun au Japon pensait que c’était quelque chose qui provenait d’Amérique, que cela devait être meilleur que ce qui provenait du Japon. Aussi, j’ai pensé qu’il serait préférable de propager l’aikido aux USA puis de revenir au Japon avec ».
Tohei arriva à Hawaii en 1953, et accomplit une série de démonstrations d’aikido, que le public américain voyait pour la première fois. Peu de temps après, il fit une apparition au championnat national AAU de judo à San Jose. Lors de la remise des récompenses de la compétition des ceintures noires, Tohei proposa d’affronter simultanément tous les compétiteurs de hauts niveaux toutes catégories de poids incluses. Il présenta ses excuses au public pour cette démonstration. Puisque l’aikido n’est pas un sport compétitif, cela serait le premier et seul concours auquel il participerait. Son espoir étant de faire connaître au public américain un art martial japonais inconnu.

Tohei fit tournoyer et projeta les champions de judo d’un bord à l’autre du tapis. Une démonstration convaincante pour chaque personne présente. Ce qui aurait pu être une humiliation pour les ceintures noires projetées ne le fut pas grâce au sourire et à la bonne humeur de Tohei. Il n’était pas question de gagner mais de démontrer un principe – la puissance du ki. Le concept de ki causa un trouble considérable à plusieurs pratiquants d’arts martiaux. Le mot est suffisamment obscur en Japonais pour défier une traduction anglaise. Même les défenseurs du ki ne sont pas certain que cela soit l’équivalent du mot chinois Qi, lequel est vieux d’au moins 2000 ans. On le traduit fréquemment par « la force d’énergie de vie » ou « la force vitale » pour désigner l’énergie vitale universelle présente dans chaque chose vivante.
Mais laissons de côté ce différent, il y a suffisamment de place sur le tapis pour ceux qui considèrent que le ki est primordial dans les techniques, et pour ceux qui considèrent qu’il ne faut pas s’en soucier. Tohei dit qu’il croit que le ki est tout. La technique est uniquement une manière d’illustrer un principe universel. Son intérêt dans le ki provient de sa fascination pour le paradoxe selon lequel chaque être humain peut faire preuve de pouvoirs « paranormaux » de force physique dans des conditions adéquates. Il cite l’exemple de la femme qui, dans l’urgence, soulève une automobile pour libérer son enfant, alors qu’en temps normal elle pourrait à peine pousser le véhicule sur ses roues.
Selon Tohei, de tels faits sont en premier des phénomènes mentaux, non physiques. Dans un effort pour sauver une vie humaine, une puissance extraordinaire surgit et se focalise sur une tache unique. Cette puissance n’a rien d’ «extraordinaire», ce n’est pas un secret appartenant à quelques cultes ou quelques maîtres. Elle n’est simplement pas cultivé ou reconnu par la moyenne des gens, et c’est donc dans de rares événements qu’elle prouve son universalité.
« Le ki fait partie des lois physiques de la nature », dit Tohei, « c’est la force d’énergie universelle, pas un don accordé à seulement quelques uns« . « Le ki est l’univers », rajoute-il, « L’univers est rempli d’esprits, ce n’est focalisé en un endroit unique, tout comme pour l’électricité, avec un monde rempli d’éléments chargés positivement et négativement. Seulement vous avez besoin d’une centrale énergétique pour vous en servir. C’est le rôle du corps. Quand le ki passe par la tête, on nomme cela le mental ».


Les esprits critiques demandent alors, « Pourquoi choisir l’aikido pour démontrer une telle loi universelle alors que cet art est une spécialisation de techniques développée à partir du judo et jujutsu japonais comme une défense contre les formes de sabre? » Et Tohei répond, « Mon professeur, Ueshiba Morihei, fondateur de l’aikido, étudia de nombreuses formes martiales, disait que l’aikido s’est développé à partir des formes de sabre. C’est seulement ça qu’il affirma. Quand j’ai étudié l’aikido, cela ne semblait pas être le cas. J’ai appris de l’univers, pas uniquement des mouvements de sabre. Certaines personnes disent avoir appris du mouvement de l’oiseau, ou du serpent ou du lion, de toutes sortes d’animaux, ou encore du sabre pour ce qui concerne l’aikido, moi, je dis que j’ai appris de l’univers« .

« Tout dans l’univers obéit à certaines règles. L’eau s’écoulant en courant est l’une de ces règles. Chaque chose dans l’univers agit en fonction de sa propre nature, sa propre loi interne. J’ai appris de l’univers, pas seulement du sabre », dit Tohei qui poursuit en évoquant un des quatre principes de base: » En gardant l’esprit très calme, vous pouvez sentir chaque mouvement et chaque ouverture. On pense souvent ne pas pouvoir capter un mouvement rapide, mais même l’esprit d’un boxer doit bouger rapidement, puis la main suit. Lorsque la main arrive, capturé l’esprit, pas la main, puis poursuivez le mouvement dans la direction de moindre résistance. Si vous voulez maîtriser l’aikido, vous devez être maître de l’esprit. C’est l’aikido aujourd’hui » .

Jeune, Tohei commença à chercher les principes que sous-entend l’univers, ce qui selon lui constituent la base de l’aikido. Ayant débuté le judo à neuf ans, sous la direction de son père, il commença à 19 ans la pratique de l’aikido. Alors qu’il était à l’université Keio, il débuta la pratique du bouddhisme zen et la méditation, sans jamais abandonner son entraînement. Il conservait un rythme exténuant sur le tapis. Puis vint le temps où il entra dans l’armée, il avait 22 ans, avait reçu le 5ème dan en aikido et avait atteint plusieurs étapes de koan dans la méditation zen. Les koan sont des catalyseurs amenant le pratiquant à la pleine compréhension de la vérité.
« Quand je suis entré à l’armée, j’avais foi dans ma croyance de ne jamais prendre une vie humaine », raconte Tohei, « et que le fait de conserver une unité avec l’univers me protégerait » .


En 1943, il fut envoyé en Chine centrale en tant que lieutenant, commandant d’une compagnie de 80 hommes. Son expérience là-bas constitua l’une des plus importantes périodes dans sa recherche des principes du ki.
« Je crois en l’univers lui-même. Il nous observe. Si je fais quelque chose de mauvais, la punition arrivera. Ainsi je n’ai jamais tué quelqu’un. L’univers nous protège ainsi. J’ai ramené les 80 soldats sains et saufs au Japon, personne ne fut blessé. Je crois toujours à cela. Si j’agis correctement, l’univers m’aide. Si j’agis de la mauvaise manière, l’univers me punit » .


La période en Chine lui enseigna plusieurs leçons qui allait lui servir par la suite. « Durant toute la période que j’ai passé en Chine, je n’ai jamais pris la vie du moindre soldat », dit Tohei, assis avec son air détendu habituel. « Je n’ai jamais tué quiconque, que ce soit mon devoir ou non. A plusieurs reprises, j’ai capturé des espions, mais je n’en ai tué aucun. Lorsque la nuit venait, ils s’enfuyaient. Je coupais leurs liens et les laissais s’échapper à minuit. J’agissais ainsi, car la première fois que j’ai capturé un espion et que je l’ai transféré au quartier général, il fut tué. Pendant longtemps, je me suis senti très mal.
Après cela, je n’ai plus jamais envoyé de prisonniers au Q.G. Lorsque je capturais un espion, je lui disais, « Bien, désolé pour les ennuis. Si je t’envoie au Q.G, tu sera tué, donc enfuie-toi ». Je coupais leur corde à chaque fois et retournais dans l’autre camps sans dommage. Bientôt les soldats chinois arrêtèrent d’attaquer mon territoire. Parfois ils attaquaient un autre avant-poste et nous pouvions les voir sur la colline. Ils nous faisaient signe de la main. Ils ne nous attaquèrent plus jamais car ils savaient que nous ne leur causions pas de mal. Je pense qu’ils comprenaient ma manière de penser. Je traitais très bien tous les villageois et j’ordonnais à mes hommes de ne rien dérober, pas même la moindre petite cigarette. J’étais très strict à ce propos et personne sous mon commandement ne maltraita le peuple chinois » .


Un découverte majeure arriva avec les expériences de la guerre, cela allait devenir la base de l’école d’aikido de Tohei. Il s’agissait de conserver un calme intérieur dans des conditions de stress extrême.

« Quand je suis arrivé la première fois en Chine, sous le feu, je souffrais d’une terrible tension nerveuse, je ne pouvais conserver mon calme. Chaque nuit, lors des attaques de la guérilla, mes nerfs choquaient mon corps entier. J’étais profondément déçu car je croyais que ma méditation m’avait amené à rester calme peu importe le nombre de balles qui m’arrivait dessus. J’en étais pourtant incapable. Chaque nuit, je m’asseyais et pratiquais la méditation zen, me concentrant très fort pour demeurer calme. Je me souvenais du conseil que j’avais reçu d’un vieux maître zen qui disait, « Si tu espère vivre, tu va mourir, si tu ne crains pas la mort, tu vivra une longue vie ». J’ai donc essayé, je me suis dit à moi-même, « Je souhaite mourir ». Cette nuit-là, une attaque fut lancée contre notre poste. Je souhaitais très dur mourir. Il semblait que toutes les balles m’arrivaient dessus, mais je ne parvenais pas à rester calme. Je n’avais pas encore la maîtrise de mon mental » .


« Je pensais à mes années d’université, combien durement j’avais exercé mon corps et mon esprit tandis que les autres buvaient et faisaient la fête. Je pensais que si je mourrais maintenant, il aurait été préférable de ne pas s’entraîner du tout, préférable de ne pas avoir conservé ma foi en la nature protectrice de l’univers et d’avoir tout comme les autres, porté atteinte à la vie humaine. Mais je pensais que l’univers devait me protéger et que je n’allais pas mourir car j’avais quelque chose à accomplir dans cette existence. J’avais une dette envers l’univers et je devais la payer. Si je mourrais, je ne pouvais faire confiance à l’univers, mais si l’univers était réel, et que je devenais un avec ses principes, je n’allais pas mourir avant d’avoir remboursé ma dette. C’était ce à quoi je croyais et crois encore » .


« Depuis cette époque, je n’ai plus jamais craint la mort« , dit Tohei. « Lorsqu’une attaque survenait, je ne me mettais jamais à couvert, je me tenais juste immobile à la vue des soldats chinois. Mes hommes étaient surpris de mon étrange comportement. Cela se produisit plusieurs fois et bientôt mes soldats commencèrent à croire que je possédais certains pouvoirs magiques et que je ne pouvais pas mourir. Ils me demandaient si les balles pouvaient me tuer et je leur disais toujours que, « Non, je ne peux pas mourir, j’ai quelque chose à faire ». puis je rajoutais, « Ne vous souciez pas de la mort ».
Lorsque je m’adressais à l’univers, même devant mes hommes, je disais, « Et bien, j’ai fait de mon mieux, s’il vous plait, protégez mes soldats ». Ces derniers m’écoutaient et je leur disais, » Ne vous inquiétez pas, contentez-vous de me suivre. Rien n’arrivera ». Bientôt les soldats crurent en moi et me suivirent n’importe où. Pas un soldat de ma compagnie ne fut blessé ou ne blessa quiconque. Tout les 80 rentrèrent au Japon avec moi ».


« Cela commença à se savoir, et peu après mes supérieurs m’ordonnèrent de guider des patrouilles. Très souvent, je devais mener les troupes des autres unités. Je n’ai jamais perdu un seul soldat. Mais si quelqu’un d’autres guidait les patrouilles, ils tombaient dans des embuscades de la guérilla et de nombreux hommes mourraient. Avec moi, rien n’arrivait. Je sentais quelque chose en présence du danger, cela perturbait mon calme intérieur. Je pratiquais la méditation et je pouvais conserver mon calme, quelque soit les conditions, que ce soit lors d’un voyage en jeep, ou lors d’une marche en patrouille. Mais lorsque mon calme disparaissait, sans que je ne puisse rien y faire, cela était toujours lié au fait que quelque chose nous attendait. Je n’ai jamais échoué à prédire que le danger était présent. »

« J’ai aussi rapidement appris la différence entre la sensation de perdre mon calme intérieur par manque de concentration et lorsqu’une force extérieure me troublait« , dit Tohei. « Parfois je pouvais voir une colline ou regarder une carte, et dire que je n’irai pas par là. D’autres commandants s’y rendaient et tombaient en embuscade. La chose importante à réaliser est que quiconque en est capable mais échoue à développer ou à entraîner cette capacité« .
« La civilisation a altéré ses sens de base par manque d’utilisation. Les vétérans de guerre japonais qui vécurent dans la jungle durant les 19 ans suivant la capitulation étaient capable de retrouver leur chemin dans l’obscurité totale, la nuit. Ils pouvaient sentir la présence des fruits sur les arbres ou celles des autres animaux. Deux ans après être rentré au Japon, ils avaient tout perdu. Ils ne pouvaient garder leur calme dans les villes. Beaucoup de personnes se rendent dans les temples dans les montagnes pour apprendre, méditer et conserver leur calme. Puis ils regagnent la ville et perdent cela immédiatement » .

Tohei a passé sa vie à cultiver son calme intérieur et affirme que sa découverte est à la portée de quiconque souhaite s’y entraîner. Il n’est pas nécessaire d’aller dans les montagnes pour développer son ki, Tohei enseigne à ses adeptes comment conserver son calme au quotidien quelque soit l’environnement.
La séparation d’avec l’école de Ueshiba provenait d’un désaccord sur l’importance des principes de base du ki et les méthodes d’enseignement. Tohai raconta qu’il avait rompu avec le fils de Ueshiba, qui avait hérité de la direction du quartier général de l’aikido, à cause de l’incapacité de ce dernier à comprendre les principes du ki. Sous la férule du jeune Ueshiba, l’aikido était incapable de changer. Tohei voulait enseigner le ki et les principes de bases à tous les élèves.


Ueshiba Kisshomaru, Ueshiba Morihei et Tohei Koichi


« Lorsque j’enseignais ces principes au quartier général » dit-il, « Plusieurs professeurs disaient dans mon dos, » Ce n’est pas la manière dont O sensei enseignait l’aikido. Le ki n’est rien. Ne suivez pas Tohei ». Mais ce n’est pas vrai, j’ai découvert les quatre principes de base du k i. Mais dans le respect de la coutume japonaise, j’ai toujours attribué mes découvertes à mon professeur. Ainsi je disais, « Je l’ai appris de mon professeur et je vous l’enseigne ». Mais ils ne voulaient pas écouter, ils répondaient, » Pourquoi alors le fils de maître Ueshiba affirme-t-il que son père n’enseignait pas ainsi?» .
Pour le fils de Ueshiba, le k i n’avait pas d’importance dans l’aikido, au moins de la manière dont Tohei l’enseignait. Il disait, « C’est la voie de Tohei. Ne la suivez pas! Mon père ne nous a jamais enseigné ainsi ». Il racontait cela dans tout le Japon. Aussi je n’avais pas le choix. J’ai dit, « Bien si c’est ainsi, je ne dirais plus que j’ai appris les principes du k i de mon professeur, je dirais que je les ai découvert. »

Mais la rupture était inévitable puisque Tohei était ferme dans sa conviction que pour pratiquer l’aikido correctement on devait utiliser le ki. De plus, il était convaincu qu’il n’était pas nécessaire de passer dix ans à acquérir la force interne des techniques d’aikido. Les débutants pouvaient apprendre les quatre principes du ki dès le premier jour sur le tapis.
Les quatre principes sont la relaxation totale, conserver son poids dans la partie basse du corps, garder votre centre de gravité dans un point infiniment petit et étendre le ki. Cela peut sembler vague pour le non-initié, mais sous la supervision de Tohei, cela apparaît simple et convainquant.


Aikido et Iaido à Iwama