Le 11 octobre 2013, Murashige Morihiko nous quittait. Il était le plus jeune fils du regretté maître Murashige Aritoshi, un des précurseurs de l’aikido en Europe.

Murashige Aritoshi (1895-1964) fut au côté du célèbre Mochizuk i Minoru, l’un des envoyés du Kodokan Judo de Kano Jigoro auprès de Ueshiba Morihei en 1931, tout en ayant en plus du Judo, une expérience dans d’autres arts martiaux, notamment le Katori Shinto ryu.
C’est à Georges Osawa, fondateur de la macrobiotique et ami du fondateur de l’aikido, que l’on doit sa venue en Belgique en 1962. Il meurt malheureusement dans un accident de voiture en 1964, après avoir effectué une démonstration.

Murashige Aritoshi est sans doute le moins connu des experts japonais à qui on doit le privilège de pratiquer l’aik ido en Europe de nos jours, comparé aux autres maîtres d’avant-guerre Mochizuki sensei et Abe Tadashi ou à leurs plus jeunes collègues Noro Masamichi et Tamura Nobuyoshi. C’est pourquoi je tenais à vous faire partager cet entretien que donna son fils, Morihiko, en 2002, pour John Brinsley. (La version anglaise se trouve dans les archives du site Biran Online, le journal d’aikido en lien avec l’association promouvant l’enseignement de Chiba Kazuo sensei)

Entretien avec Murashige Morihiko
Sensei, quand et où êtes-vous né?
Le 26 février 1945, dans un village du nom d’Obatake dans la préfecture de Yamaguchi.
Vous étiez une famille nombreuse?
J’avais deux frères et une soeur aînés ainsi qu’une soeur plus jeune que moi. Nous étions donc cinq enfants en tout.

Comment se déroula votre enfance?
Et bien j’étais un élève studieux (Rires). Non, ce n’est pas vrai. J’ai été élevé dans un village de pêche, près de la mer du Japon. Nous n’étions pas une famille de pêcheurs même s’ils nous arrivaient de pêcher. Mon père était prêtre. C’était un village pauvre. J’ai mangé beaucoup de patates douces ainsi que du poisson dans mon enfance, mais je ne nous ai jamais considéré comme des pauvres, il y avait toujours assez à manger. Nous nous procurions également ds fruits dans les montagnes avoisinantes.
Pourquoi avoir débuté l’aikido?
Pourquoi? Et bien la raison est mon père.

C’était Murashige Aritoshi sensei. Comment en vint-il à pratiquer l’aikido? Il était
proche de O sensei, n’est-ce pas?
Oui. Mon père est né en 1895. Connaissez-vous Mochizuki Minoru? Il fut envoyé par le Kodokan (pour pratiquer auprès de O sensei) et mon père l’accompagna. Mon père faisait du Judo, du Kendo, du Muso Shinden ryu jodo et de la lance. Il avait probablement la trentaine lorsqu’il débuta l’aikido.

Vous même, quand avez-vous débuté?
Je pense que c’est lorsque j’étais au lycée. Cela devait être en 1962, lorsque j’avais 16-17 ans. Mon père s’était rendu à Burna (actuel Myanmar) pour enseigner l’aikido. O sensei l’avait envoyé pour enseigner dans une école de police. Il y était allé durant sept ans. Lorsqu’il revint dans notre village, j’ai débuté la pratique.
A quoi ressemblait les cours de votre père?
Je ne m’en souviens plus. J’ai seulement commencé après avoir fait du judo. Tout ce dont je me souviens c’est la douleur et les chutes.
Vous parlait-il de l’aikdo?
Non. Tout au moins je ne m’en rappelle pas. Il se concentrait sur la pratique.

Quelle était la relation entre votre père et O sensei?
Et bien, c’est par le biais de O sensei qu’il devint un adepte Omotokyo. Ce dernier lui avait demandé d’aller à Hiroshima enseigner l’aikido. C’est là que demeurait ma mère. Son père en vint à l’apprécier et lui suggéra d’épouser sa fille. La famille de ma mère appartenait à l’Omotokyo. Mon père avait été un prêtre bouddhiste, un Ajari de la secte Tendai du mont Hiei. En devenant élève de O sensei, il devint adepte de l’Omotokyo.
Il existe une anecdote amusante que mon père me raconta. Cela se passa alors qu’il se rendait au centre Omotokyo (à Ayabe, près de Kyoto), là où Deguchi Onisaburo demeurait. O sensei n’était pas là. Mon père avait soif, il frappa à la porte et n’obtenant aucune réponse, il décida de pénétrer à l’intérieur. Au Kamiza, se trouvait une petite bouteille de sake et il l’a bu entièrement. Deguchi Onisaburo apparut et dit, » Qu’êtes-vous en train de faire? ». Mon père dit, » Je bois un peu de sake! » (Rires). Deguchi lui demanda alors, « De quelle religion êtes-vous? ». Mon père répondit, » Je suis un suivant de Fudo (NdT: Fudo Myoo, une importante divinité bouddhique) et puisque lui et les dieux de l’Omotokyo
sont les mêmes, j’ai pensé qu’ils ne verraient pas d’inconvénient à ce que je boive ». Deguchi lui dit alors, « Et bien, vous deviez être assoiffé » (Rires)

Ainsi, vous avez été élevé selon l’Omotokyo?
Oui.
Avez-vous fait la connaissance de Deguchi?
Non.
Quand avez-vous fait la connaissance de O sensei?
Il venait enseigner à Yamaguchi. Chiba Kazuo l’accompagnait comme otomo. Ce fut notre première rencontre. Nous avions tout juste débuté la pratique (à Yamaguchi). O sensei m’appela pour Shomen uchi ikkyo et me cloua au sol d’un seul doigt posé sur mon coude.
Puis il dit, « Lève-toi! » mais j’en étais incapable. J’ai essayé, essayé mais impossible. J’étais complètement défait. Ce fut ma première impression de O sensei. Puis nous passâmes à Suwari waza, encore Shomen uchi ikkyo. A nouveau, il m’immobilisa, d’un doigt sur le cou. Et là encore, impossible de bouger. Sur le côté du tatami se trouvait Chiba Kazuo, probablement en train de rire.

Combien de temps avez-vous pratiqué à Yamaguchi?
Un an environ trois fois par semaine, sous la direction de mon père. Nous pratiquions dans un gymnase scolaire, peut-être à 12 ou 13 personnes, la plupart ayant fait du judo.
Puis vous êtes allés à Tokyo?
Oui, après avoir terminé le lycée. J’avais trouvé un travail dans une entreprise fabriquant des ampoules de flash d’appareil-photos, mais déjà avant ça, alors que j’avais environ six mois d’aikido, je m’étais rendu à Tokyo durant une période de congé. J’étais resté alors deux semaines au Honbu dans l’ancien dojo. Il faisait vraiment froid, je me souviens qu’il avait neigé.
Qui avez-vous rencontré là-bas?
Terry Dobson. Il était shodan. Et Kanai sensei, Kurita sensei, Yamada sensei, Tamura sensei, Ichihashi sensei.

Qui d’autres?
Saotome sensei. Chiba sensei n’était pas là, il enseignait à Nagoya. Je pratiquais cinq fois par jour. La nuit précédant mon retour, Chiba sensei revint et me dit,
« Hé cela fait longtemps que nous nous étions vu« . Le dernier cours de la soirée était terminé et il me dit, « Pratiquons ». Cela ne dura que dix minutes mais je m’en souviens bien. Nous ne fîmes que Shiho nage et j’ai effectué les ukemi tout le temps. Il m’a aplati (Rires).
Terry Dobson était très gentil, pratiquant avec moi et répondant à mes questions sur l’Amérique. Kanai sensei et Kurita sensei étaient épatants. Nous dormions dans une petite pièce, moi près de la porte où il faisait le plus froid. Kanai sensei au contraire, loin de là, dans un endroit où le vent ne parvenait pas. O sensei se réveillait vraiment tôt et nous devions nous lever.
Qui enseignait?
Le matin, O sensei et Kisshomaru sensei. Après je ne me souviens pas vraiment.
Probablement quelqu’un comme Arikawa sensei ou Tada sensei.
Mangiez-vous avec la famille Ueshiba au côté des autres deshi?
Oui, mais il n’y avait pas beaucoup de nourriture. Après le keiko, nous devions nettoyer le dojo, puis manger, mais il n’y avait pas grand chose. Je me souviens que chaque jour j’étais affamé. Un jour, Yamada sensei dit, « Je t’emmène dans un endroit tout proche pour manger« . Nous y sommes allés, nous sommes assis et avons mangé chacun du riz, des oeufs et de la soupe miso. Une fois terminé, Yamada sensei se leva et avec un « Merci« , partit. Je devais payer, moi, un morveux de 17 ans. Le jour suivant, il voulut refaire la même chose mais je dis « Non, merci« . Je n’avais pas d’argent. (Rires)
Ainsi, vous êtes retourné chez vous, avez fini le lycée puis avez déménagé à Tokyo. Combien de temps avez-vous vécu là?
De mes 18 ans jusqu’à mes 24. Je pratiquais tous les jours. Je vivais loin, à Mizunokuchi, aussi je devais me lever chaque matin à 4h30 pour me rendre à Shinjuku.
Comment était les cours de O sensei?
Principalement Suwari waza ikkyo. C’est tout ce dont je me souviens.

Et concernant O sensei lui-même?
Mon impression est qu’il était une sorte de grand-père. Il était le professeur de mon père, aussi si j’avais le besoin de parler de quelque chose, c’est à lui que je m’adressais, et ce, bien que je ne sois que ceinture blanche. J’arrivais tôt au honbu et je lui disais toujours « Bonjour ». Il était très gentil. Il m’appelait pour lui servir de uke, malgré ma ceinture blanche, pour Shomen uchi ikkyo et il me projetait avec gentillesse. Bien sur, les uchi deshi me laminaient.
Combien de personnes participaient au cours du matin?
150.
Vraiment?
Le dojo était totalement plein. C’était quelque chose. Pas un seul espace de libre. C’était l’ancien dojo, seulement un niveau, mais le tatami était grand.
En dehors de cela, à quel cours participiez-vous?
Le soir j’allai au cours de Yamaguchi sensei. Mon père m’avait dit de pratiquer avec lui.
Était-ce différent des classes du matin avec O sensei et Kisshomaru sensei?
Totalement différent. Avec l’aikido du fondateur, vous attaquiez et vous vous retrouviez à terre. Ce n’était pas douloureux. Vous étiez seulement au sol. C’était très mystérieux. A l’instant où vous le touchiez, vous étiez à terre. Il bougeait très peu. Mais je pense qu’il était spécialement gentil si votre ukemi n’était pas très bon.
Et les ukemi des uchi deshi?
Très bon, bien meilleur que les miens. Kanai sensei, Chiba sensei, …, ils étaient vraiment bons.
Et en ce qui concerne Yamaguchi sensei?
Très délicat. Une fois je l’ai vu accepter une rencontre avec un judoka. Son dojo à Azabu (centre de Tokyo) était un dojo de judo. C’était après un cours du matin, avec un homme du Kodokan qui était quelque chose comme sandan ou yondan. Ce dernier dit: » Onegai shimasu » et Yamaguchi sensei dit: « C’est d’accord« . Le judoka vint saisir Yamaguchi sensei, qui pivota et le projeta. Il se releva et se rua à nouveau sur lui. Il fut encore projeté. Il ne pouvait même pas le saisir. C’était étonnant. J’ai décidé de tenter la même chose sur Yamaguchi sensei puisque j’avais fait du judo et que je connaissais les techniques. Je suis allé le saisir et j’ai volé, paf! O sensei me laissait le saisir, bougeait juste un peu et me faisait tomber.

La sensation en attaquant O sensei était différente de celle en attaquant
Yamaguchi sensei?
C’était plus facile avec Yamaguchi sensei. Avec O sensei, même essayer de l’attaquer était dur. C’était fini avant d’avoir commencé. Avec Yamaguchi sensei, j’attaquais, mes mains tentaient de le saisir et je tombais.
C’était plus facile de comprendre la technique de Yamaguchi sensei?
Oui, vous pouviez voir ce qu’il faisait. Avec O sensei, c’était: « Qu’est-ce que c’est que ça?« .
Et qu’en était-il des autres professeurs comme Arikawa sensei?
Je ne lui ai servi qu’une seule fois de uke. Et tout ce dont je me rappelle est que c’était douloureux. Très. Avec Tada sensei, ce l’était.
Et à propos d’Osawa sensei?
Il était doux. Il disait, « Plus souple, plus souple, n’utilisez pas votre force« . Vous
l’attaquiez, il bougeait très lentement et vous étiez au sol.